Itinéraire
Compagnon de Freinet
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Introduction
Pourquoi ce titre « compagnon de Freinet » que beaucoup d’autres seraient en droit de revendiquer ? Ce n’est pas, à mes yeux, une distinction honorifique réservée à une élite. Je me sens compagnon, au sens artisanal du terme, pour avoir appris l’essentiel aux côtés d’un homme que j’ai vu à l’œuvre. Je crois d’ailleurs que les apprentissages les plus profonds, pour les créateurs comme pour les chercheurs, ne s’effectuent pas dans une relation d’enseignement mais par un compagnonnage, en voyant agir pour son propre compte quelqu’un qui en sait davantage et accepte de dévoiler, en plus de ses compétences, ses hésitations, ses tâtonnements, ses erreurs. J’ignore quels lecteurs peut intéresser mon itinéraire personnel. Je suis en tout cas incapable de le retracer sans me référer à Freinet, car je ne saurais imaginer ce que j’aurais pu devenir si je ne l’avais rencontré, vraisemblablement pas enseignant et encore moins militant d’un mouvement pédagogique.
J’avais 19 ans quand ma vie a croisé la sienne, j’ai travaillé auprès de lui entre 22 et 24 ans. Nul ne sera surpris qu’à cet âge il ait fortement influencé non seulement mes pratiques d’éducation, mais surtout ma façon de penser et d’agir (ce que lui-même appelait les « techniques de vie »). Ce qui explique que je me sois lié à lui d’amitié jusqu’à sa mort. Pourtant je me trouvais dans un tel état d’insoumission que je n’aurais pas supporté l’aliénation d’une obéissance. Ce qui n’a cessé de m’attacher à Freinet, c’est qu’au-delà de tout ce que nous partagions (souvent davantage que je n’ai jamais pu lui exprimer), il savait respecter les différences individuelles. Dire aussi mes différences, c’est encore rendre hommage à son authentique refus de l’endoctrinement. Parler en mon propre nom, tout en rappelant à quel point je suis redevable à Freinet, me confronte néanmoins à un dilemme. Celui de n’échapper à l’ingratitude que par le soupçon d’un trafic d’influence, voire d’une prise d’otage. J’ai toujours éprouvé une violente répulsion contre ceux qui s’avancent protégés par le bouclier humain d’une personnalité qui les dépasse. Je tiens à assumer seul la responsabilité de ce que je vais écrire. Peut-être un peu par amour-propre d’auteur, surtout pour ne pas le faire endosser à un homme dont la seule responsabilité fut de m’avoir aidé à devenir ce que j’ai choisi d’être. Pour dépasser ce dilemme où m’enfermeraient ma gratitude et mes scrupules, je propose au lecteur d’attribuer à l’influence de Freinet tout ce qui lui semblera juste et fécond, mais de me tenir pour unique responsable de ce qui lui paraîtra discutable.